In her own words...


"Rêvez-le ou ne le lisez pas"

1947


....As-tu jamais rêvé que tu volais? J'ai souvent fait ce rêve, surtout entre 18 et 25 ans, simplement étendre mes bras, aspirer profondément et monter en planant. Je cultivais ce rêve comme une plante, sans pouvoir cependant le provoquer à volonté. Il venait toujours au moment le plus inattendu, et ces dernières années il est bien rarement venu.

Il y a deux semaines, la nuit du 3 septembre, j'ai de nouveau rêvé que je volais. C'était le même rêve qu'autrefois. Il impliquait le même effort de volonté, le même sentiment d'un but déterminé. Mais il y eut, cette fois, un détail unique et élégant. Je trouvai, abandonné sur un tas de pierres plates dans un taillis ombreux, une sorte de harnais fait de bandes d'étoffes nouées ensemble. C'était rouge foncé et très beau. Je fus fascinée par la complexité de son dessin et après avoir vérifié la bonne façon de le porter je l'enfilai promptement. Il me devint immédiatement clair que c'était là une sorte de costume de vol, car sans même lever les bras ni faire aucun effort, je m'élevai dans les airs et y planai avec aisance.

Rien d'autre d'important ne subsiste du rêve. Il était décousu et inconséquent comme sont toujours les rêves et c'est la dernière fois que j'en parlerai. Vers l'aube je m'éveillai. Les rideaux du lit voltigeaient doucement dans l'air de la nuit odorante. Allongée là, à plonger mes regards dans l'obscurité, je sentais un poids étrange sur mon esprit, mon pouls battait un rappel monotone et je me souvins du costume de vol comme le condamné mesure l'abîme où il lui faut plonger. Je savais de façon irrévocable et sans le moindre doute combien il était hors de toute supposition qu'il me fût possible d'oublier le costume de vol, son dessin compliqué et le fait qu'à cet instant même il y avait, jetée sur une chaise dans un coin de la chambre, une robe de velours rouge foncé….
 
Même moi, qui ai orienté ma vie entière vers une pareille expérience, j'hésitai. Il y avait maintenant, sur l'ensemble du phénomène, un air de commandement et d'autorité absolue qui me faisait sentir qu'il ne se souciait pas davantage de ce que je pouvais éprouver devant sa persistance. Comme en extase, emportée par l'impulsion de ce que j'avais entrepris, je me levai pesamment du lit et marchai vers la robe de velours. Elle était pleine de poussière et dégageait une forte odeur de moisi. Je la secouai à plusieurs reprises, puis, soudain saisie d'une excitation presque enfantine, je me mis avec fièvre à la déchirer en longues bandes étroites. En les nouant ensemble, je n’eprouvais aucunement un esprit d'invention car je ne faisais que reproduire l'irrésistible image gravée dans ma tête. C'était difficile, mes mains étaient agitées d'un tremblement violent, et certains noeuds nécessitèrent plusieurs opérations avant que le costume fût achevé devant moi. Je l'endossai.

Il ne se passa rien. Je regardai mon corps, et je souris du personnage curieux et ridicule que je faisais, debout dans l'engourdissement poussiéreux de cette chambre abandonnée, vêtue seulement de quelques bandes nouées d'étoffe rouge. Puis j'éprouvai une sorte de torpeur légère dans les pieds et au même instant me sentis en train de prendre une position tendant à l'horizontale, comme on fait en nageant. Je compris alors, avec un inexplicable sentiment d'angoisse et d'effrayante extase, que je n'étais plus debout sur le plancher mais que je m'élevais sans hâte dans l'air chaud et calme. Je planai près du plafond pendant 5 minutes environ, réaffirmant la «présence» de ce miracle et je pensai avec affolement au gouffre sans fond, aveugle et sans visage qui allait me recevoir. L'expérience n'en était pas moins réelle, profondément réelle, et c'était fascinant. Je naviguai jusqu'à la fenêtre et débouchai sur la place. Les lampes des rues venaient justement de s'éteindre et la première et faible lueur grise de l'aube dessinait les contours des arbres, les allées et le kiosque au centre de la place. C'est vers le kiosque que je me dirigeai, où, une fois arrivée, je me cramponnai à la tour minuscule qùi s'élevait du toit. Comme c'était bon de respirer l'air sur ce maigre appui! Que j'étais légère! Quelles innombrables émotions soulevaient mon sang! Les arbres, les maisons, tout était couché au-dessous de moi dans une paisible phosphorescence. Des pleurs silonnaient mon visage....

    –excerpts, pp. 86-88.
 
 

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About this work


“Rêvez-le ou ne le lisez pas” (translated by Jeannine Lambert) was published in Les Quatre Vents, no. 8 (1947), pp. 84-93.